03-extraction+CROUZET

NAISSANCE DU PAYSAGE INDUSTRIEL

François Crouzet

Je précise d’abord que le paysage n’est pas l’environnement, dont il n’est que la dimension perceptible. Et par paysage industriel, j’entends un paysage où les activités industrielles sont évidentes, révélées par des bâtiments et équipements caractéristiques, lesquels, finalement, dominent ce paysage.

Le paysage industriel est le produit de la Révolution industrielle, et il est donc apparu d’abord en Grande-Bretagne. Je traiterai seulement de la naissance de ce paysage, m’arrêtant vers 1830, quand les débuts de la construction massive des chemins de fer ont apporté un élément nouveau.

Je dois souligner que nous ne pouvons pas observer le paysage industriel ancien : la plupart de ses composantes n’ont pas survécu ; le succès même d’une région industrielle entraîne le remplacement de son premier paysage par un autre. Le paysage industriel doit être reconstitué, par un effort d’imagination, en s’appuyant sur ses « monuments » subsistant, qu’étudie l’archéologie industrielle : usines, maisons, canaux, etc. (mais ce sont des témoins rares, souvent incomplets et mutilés ; sauf exceptions, leur « environnement », c’est-à-dire le paysage proprement dit, a disparu) 1; sur les descriptions des contemporains, et enfin sur les représentations artistiques — peintures, gravures, dessins, qui sont assez nombreuses. Mais une critique est nécessaire ; après une période où les artistes « topographiques » recherchaient la clarté et la précision, d’autres, à partir des années 1780, ont été influencés par les idées de Burke sur le « sublime », dont le sentiment naissait de l’effroi et de l’horreur. Le romantisme, bientôt accompagné d’une révulsion contre l’industrie, qui profane la Nature, a joué dans le même sens. Certains paysagistes ont donc probablement accentué le caractère dramatique des paysages industriels — surtout ceux qui étaient miniers et sidérurgiques, les effets de flammes et de fumées, les contrastes d’ombres et de lumières, si bien que les vues de l’industrie, d’une sauvage grandeur, évoquent souvent des scènes infernales.2

Quant aux voyageurs, certains étaient émerveillés par les grandes réalisations de « l’industrie » humaine, qu’ils voyaient en termes d’un triomphe héroïque de l’homme et de la raison sur le désordre de la nature.3 Mais pour d’autres, l’industrie était aussi affreuse que fascinante, un voyage dans les « districts manufacturiers » devenait une descente aux enfers, les paysages industriels apparaissaient comme des antichambres des enfers, voire comme l’Enfer tout court. D’ailleurs, des hommes nourris de culture classique recouraient presqu’inévitablement à des métaphores mythologiques pour tenter de décrire des paysages tout à fait nouveaux: ils parlaient donc de Tartare, de Pandémonium, de pays des Cyclopes, d’Etna et de Vésuve ; et ils assimilaient au Styx la paisible Severn.

Dès 1776, l’Américain J.M. Fisher écrivait :

Quand nous arrivons au sommet de la colline qui domine Coalbrookdale, nous sommes en face de toutes les horreurs que le Pandémonium pourrait montrer; il s’agissait en fait des flammes des hauts-fourneaux, ainsi que des monceaux de minerai que l’on calcinait et de houille que l’on cokéfiait, « brûlant avec une prodigieuse furie » ; « pendant que tous ces Etnas et Vésuves s’étendent devant nous, les Cieux sont sombres et noirs, sans une seule étoile. Nous descendons les collines, passant au milieu même de toutes ces flammes; la vue est horrible et magnifique ». Peu après, en 1784, le Français Bombelles souligna le contraste entre industrie et nature :

Un nuage épais d’une fumée noire nous a averti que nous approchions de Coalbrook-Dale [sic], au fond d’un vallon et près d’un petit lac que sans être poète on peut comparer pour la couleur de ses eaux à l’Acheron sont, en grand nombre des forges […] les montagnes qui resserrent ce triste mais gracieux vallon, ont été soignées par les maîtres de forges et leur forment deux jolies promenades ; une […] aura deux points de vue dont le contraste ne laissera pas d’être agréable parce que si d’un côté l’on considère avec une sorte d’effroi le vallon dont je viens de parler, l’œil se repose avec plus d’agrément sur celui qui est arrosé par la Severn.4

Dans une autre région, le bassin houiller du Nord-Est, près de Sunderland, le Suisse H.C. Escher trouvait en 1814 que l’apparence des parties des mines de houille qui sont au-dessus du sol est telle que — aidé par une imagination vive — on pourrait penser que l’on a été transporté aux portes mêmes de l’enfer. Autour de chaque puits, il y a plusieurs machines à vapeur […] [qui] sont en plein air et rien ne les recouvre. Elles ont l’air de figures effrayantes de fantômes et elles crachent une fumée noire comme du goudron sur toute la campagne environnante.

Plus rationaliste, sans doute, le journaliste radical William Cobbett ne crut pas arriver aux enfers en approchant de Sheffield, en 1830; il n’en fut pas moins frappé : La nuit était tombée, si bien que nous vîmes les fours à fer dans toute l’horrible splendeur de leurs flammes perpétuelles. On ne peut rien concevoir de plus grandiose ou de plus terrifiant que les vagues jaunes de feu qui jaillissent incessamment du sommet de ces fours.6En 1844 encore, le roi de Saxe, qui visitait Merthyr Tydfil, déclarait : « On pourrait s’imaginer être dans le pays des Cyclopes ».7

J’ai dit à l’instant que le paysage industriel fut créé par la Révolution du même nom, mais je me rétracte partiellement : dans la première moitié du XVIII siècle — et même avant — il existait des paysages qui peuvent être dits industriels, ou « proto-industriels », entre guillemets. On en trouvait deux variantes, l’une minière, l’autre textile.

La plupart des nombreux bassins houillers britanniques étaient exploités depuis longtemps, le plus important étant celui du Nord-Est, qui ravitaillait Londres en charbon par cabotage. C’est là où la transformation du paysage a commencé, par des installations de surface qui se remarquaient.. D’abord des manèges de chevaux actionnant des treuils d’extraction (avec tambour à axe horizontal ou vertical; à partir de 1780, on utilisa aussi des roues à eau à cette fin. En second lieu, tout un système de transports, dont un vrai réseau de ce que l’on ne peut encore appeler des chemins de fer, puisqu’il s’agit de chemins de roulement en bois; les lignes comportaient des ouvrages d’art et aboutissaient à des staithes, ou jetées en bois, d’où la houille tombait dans la cale des navires. Ce réseau se développa au XVIIIe siècle et au début du XIXe, et les rails en fonte puis en fer furent substitués au bois. Pour l’exhaure des eaux d’infiltration, on avait des systèmes de pompes ou de norias entraînés par des manèges ou des roues à eau, mais à partir de 1712 dans les Midlands, de centaine fut installée en vingt ans sur les divers bassins houillers. Leurs engine houses, hautes de plus de 10 mètres, dont dépassait sur un côté le balancier, et auxquelles une cheminée était accolée, dominaient littéralement le paysage des bassins et en devinrent un élément caractéristique. Mentionnons aussi les cheminées utilisées pour la ventilation, les hameaux de mineurs autour des puits.. De plus, les bassins houillers attiraient des industries grosses consommatrices d’énergie, avec des installations elles aussi bien visibles : fours à chaux, verreries, avec leurs fours coniques, développés au XVIIe siècle, et pouvant atteindre 25 mètres de haut, fours de potiers, salines.

L’industrie textile, essentiellement domestique, était bien moins visible. Mais autour des villes et villages qui s’y-adonnaient, on voyait soit des toiles étendues dans les prairies pour blanchir à la lumière solaire, soit des draps de laine qui séchaient sur des tréteaux après avoir été foulés. Surtout, dans la chaîne Pennine, du côté Yorkshire et aussi du côté Lancashire, on observait des concentrations de maisons abritant des travailleurs à domicile, qui donnaient un paysage spécifique. Daniel Defoe en a laissé une description célèbre pour la région d’ Halifax : un « village continu » sur les versants de vallées, de maisons de clothiers — ou maîtres-drapiers — avec chacune quelques hectares de terre, et de cottages pour leurs ouvriers ; partout des draps séchant sur des tréteaux. De plus, beaucoup de maisons de tisserands se distinguaient par de longues fenêtres à l’étage sur toute la façade pour assurer le meilleur éclairage.

La production des métaux ne créait pas de concentrations aussi visibles : hauts-fourneaux et forges étaient de petites dimensions, isolés les uns des autres et souvent situés dans des lieux écartés, afin d’assurer leur approvisionnement en charbon de bois (une distance d’au moins 8-10 kilomètres entre deux hauts-fourneaux était nécessaire). Les choses étaient différentes, il est vrai, là où l’on pratiquait la métallurgie de transformation, notamment près de Sheffield et à l’Ouest de Birmingham ; dans le second cas, de nombreux squatters s’étaient établis sur des communaux, en groupes de cottages jouxtant un atelier. C’est là le début de la Black Country. Mis à part les régions de mines, le paysage « proto-industriel » est donc celui d’un habitat dispersé, mais dense, d’artisans, faisant aussi un peu d’agriculture. Mais on ne peut dire que l’activité industrielle domine le paysage.

Les choses ont changé entre le milieu et la fin du XVIII siècle, quand apparaissent des paysages industriels « classiques », avec des éléments inédits (ou presque), qui sont le produit direct d’innovations dans la technologie et dans l’organisation du travail. Je dis bien paysages au pluriel, car on trouve plusieurs variantes. Les filatures hydrauliques de coton s’intègrent assez bien dans le cadre « naturel ». Les grandes usines sidérurgiques bouleversent plus violemment le paysage traditionnel, de même que les mines et fonderies de métaux non-ferreux, qui étaient très polluantes. Après 1800, il y eut extension et approfondissement des paysages industriels, qui, de semi-ruraux, deviennent principalement urbains. La ville industrielle, dominée par les cheminées d’usines, naît de l’extension de la machine à vapeur. Il y a variété des paysages, mais ils ont tous un caractère commun, qui est la fumée, c’est-à-dire la pollution. Celle-ci transforma en « pays noirs » une partie de la Grande-Bretagne; elle donna une image négative de l’industrie.


1. B. Trinder, The Making of the Industrial Landscape (Gloucester, 1987), p. 9.
2. F.D. Kiingender, Art and the Industrial Revolution (Londres, 1947), p. 6, 66, 71, 103, planches III (p. 17), 12, 14, 54, 56 ; Catherine Clark, Ironbridge Gorge (Londres, 1993), planches couleurs 3 et 4.
3. Ils étaient d’autant plus surpris et admiratifs devant les grandes entreprises qu’elles étaient pour eux quelque chose de tout nouveau — surtout quand ils en voyaient une concentration, comme à Coalbrookdale. Trinder, p. 96; M. Reed, The Georgian Triumph 1700-1830 (Londres, 1983), p. 178.
4. An American Quaker in the British hies. The Travel fourmis of Jabez Maud Fisher, 1775-1779, édités par K. Morgan (Oxford, 1992 ; cité ensuite : Fisher), p. 264; Marc de Bombelles, Journal de voyage en Grande-Bretagne et en Irlande 1784, édité par J. Gury (Oxford, 1989), p. 121.
5. Henderson, p. 46. Précisons qu’Escher n’était pas un poète romantique, mais un ingénieur et industriel !6. W. Cobbett, Rural Rides (édition Nelson, s.d.), p. 495.7. Trinder, p. 183.

Ce texte est extrait de : François Crouzet. Naissance du paysage industriel. In: Histoire, économie et société, 1997, 16e année, n°3. Environnement et développement économique.