La Cabane comme nous
Jo Toda
Minéral, végétal, animal. Voici les trois règnes de la nature.
Dessiner un projet d’architecture, c’est ordonner les deux premiers règnes pour aménager une espace habitable par le troisième, celui des hommes et des animaux. Pour cela, nous découpons le bois des forêts et la pierre des carrières. Jusqu’à la découverte du feu nous utilisons la terre crue sous nos pieds. Dans son deuxième livre, De architectura, Vitruve décrit les premières constructions humaines à partir du bois et de la terre :
« L’Ordre qu’ils suivirent au commencement fut de planter des fourches y entrelaçant des branches d’arbres & les remplissant & enduisant de terre grasse pour faire les murailles; ils en bastirent aussi avec des morceaux de terre grasse desseichée, sur lesquels posant des pièces de bois en travers, ils couvrirent le tout de cannes & de fueilles [sic] d’arbres pour se défendre du Soleil & de la pluye [ ; ……] ».
À l’origine du bâti, Vitruve pose la découverte du feu : « Ainsi le feu donna occasion aux hommes de s’assembler, de faire société les un avec les autres & d’habiter en un mesme lieu ». Il rappelle que le geste de construire est un geste social. C’est autour du feu que les hommes s’assemblent et inventent les mots et la langue. C’est aussi avec l’usage du feu que sont transformés les matériaux et que s’inventent les briques cuites au four, les céramiques, les tuiles, les carreaux, etc. Depuis l’Antiquité, grâce au feu nous connaissons le verre et le ciment, réalisé avec des matériaux bruts tirés du sol. L’architecture ne fait qu’employer ces éléments fournis par la nature pour construire des édifices.
Vitruve présente « les premières constructions » chez différents peuples en expliquant les briques de terre, les moellons de sable, la chaux issue du calcaire, les pierres de taille, la maçonnerie, le bois. Cette architecture vernaculaire sera redécouverte au milieu du XXe siècle grâce à Bernard Rudofsky et son Architecture without architects. Cependant ces techniques ne sont pour Vitruve que des prémisses, elles permettent la construction des bâtiments, mais ne suffisent pas à l’architecture. Après avoir exposé matériaux et méthodes de production, il « commence, comme il est raisonnable, par les Temples des Dieux, traittant de leurs symmetries & proportions ».
Pour Vitruve, la distinction entre l’architecture et le simple bâti réside tout d’abord dans le soin accordé à la symétrie et aux proportions. Or les Anciens puisent le secret de la symétrie dans le corps humain composé et créé par une nature si savante que le résultat est forcément beau et idéal, comme il convient à une créature raisonnable. Ce corps parfait est un corps géométrique que nous pouvons dessiner avec une équerre et un compas.
L’anthropomorphisme, analogie entre le corps humain et le corps bâti, est la clé de l’architecture classique. Nous considérons l’architecture comme un art, parce qu’elle est à l’image de l’homme, parce qu’elle est, tout simplement, une construction comme nous.
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Peut-on dire alors que les constructions modestes que nous trouvons dans les champs, les jardins ou dans les cours des usines, sont des architectures ? Est-ce que l’on pourrait dire que leurs proportions sont semblables aux nôtres ? Même si elles sont souvent symétrique et ont « une porte et des fenêtres », ces petites cabanes agricoles ou industrielles sont rarement le résultat d’un dessin d’architecte, rarement conformes aux canons architectoniques et esthétiques…
Une autre chose distingue l’architecture classique de ces cabanes précaires, c’est la présence ou l’absence de fondations. Pour la construction d’un bâtiment, on creuse d’abord la terre pour y planter des pieux ou y couler du béton armé. Les bâtiments doivent s’ancrer profondément dans le sol pour assurer la solidité de la construction. Le bâtiment est donc un immeuble. À l’inverse, les cabanes ne sont que posées sur le sol, sans fondations. Les murs sont rattachés à des poteaux, ils sont fragiles et flexibles, parfois décomposables et mobiles.
Peut-on, à défaut, les considérer selon les critères de Rudofsky et de son Architecture without architects : vernaculaire, anonyme, spontané, indigène, rurale ? À la manière d’un anthropologue, il cherche à renverser les préjugés et élargir la vision de l’architecture. Il propose les notions « d’architecture exotique », ou « d’architecture sans pedigree » et manifeste l’idée que l’architecture vernaculaire est d’abord celle d’une communauté. Rudofsky indique quelques conditions préalables à l’émergence d’une architecture vernaculaire. Le territoire d’une communauté doit être défini par des frontières précises pour pouvoir former une unité paysage paysagère. Cette unité est ce qui vient définir un espace social, ce qu’il appelle un sens de l’humanité, humaneness.
Bien que les cabanes que nous trouvons dans la Vallée, semblent satisfaire certaines conditions de l’architecture sans pedigree, il n’est pas certains qu’elles trouvent leur place parmi trois catégories que Rudofsky propose: high vernacular, primitive architecture, sculpted architecture.
La structure des cabanes est si simple et primitive que l’on peut bricoler soi-même des toits comme couverture et des murs comme enveloppe. Tous les éléments sont fabriqués selon la nécessité et les détails en suivant l’inspiration improvisatrice. Ce primitivisme des constructions découle du patchwork de matériaux industriels utilisés. On y trouve assemblés du bois, des briques, en même temps que du métal ou du plastique. Mais dans le résultat est si simple et si banal, est ce que l’on peut penser ces architectures vernaculaires comme contemporaines ?
Ces constructions fragiles semblent appartenir à des communautés et répondre à des besoins précis. Et pourtant, leur dispersion et leur esseulement peinent à définir une unité spatiale, même temporaire. Ces cabanes manquent de fini et de densité géographique, elles apparaissent presque anonymes et spontanées. Avec leurs matériaux importés d’ailleurs, on peine à les rattacher au terrain qu’elles occupent et où elles semblent plus exotiques qu’indigènes.
Ni monumentale, ni vernaculaire, nous hésitons à abandonner une telle cabane délabrée dans un paysage en friche. Nous ne pouvons nier qu’elle nous attire avec un charme inexplicable, et qui n’est pas autre chose qu’une forme d’humanité.
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En reprenant à nouveau l’analogie entre l’architecture et l’être humain, nous pouvons nous demander si la ressemblance entre l’édifice et le corps, ne se trouve pas dans la manière d’être plutôt que dans la forme architecturale. Sans fondation, simplement posé sur le sol, là où le relief le permet, à la merci des éléments, la cabane se dégrade facilement. Les murs minces et les toitures légères, avec leurs matières synthétique et plastique, enveloppent une espace comme des vêtements ou comme une peau. Son air fragile ne nous laisse-t-il pas une impression familière, un sentiment d’intimité presque humain ? Ne peut-on pas y distinguer comme une forme humaine ?
Dans l’architecture contemporaine japonaise, les architectes sont attachés à de telles cabanes, ou plutôt des « baraques ». Après le Séisme de Kanto en 1923, Wajiro Kon a fondé une agence (?) pour la décoration et l’embellissement des baraques qui ont été spontanément construites sur les terrains incendiés. Architecte-chercheur, Kon a ouvert une voie nouvelle pour la sociologie urbaine en établissant les bases de ce qu’il appelle en esperanto « Modernologio ». La modernologie est antonyme de l’archéologie, que le Japonais traduit par « penser à l’ancien ». En choisissant ce terme de modernologie, Kon invite donc à « penser au contemporain ».
L’influence de la modernologie est toujours sensible dans la pensée architecturale au Japon. L’architecte et historien Terunobu Fujimori adapte la méthode de Kon aux activités de sa « Société d’observation de la chaussée » fondée dans les années 80. A cette période, les architectes utilisent la baraque comme une figure métaphorique de l’architecture: soit pour retrouver la liberté et le droit de bâtir du constructeur autodidacte, soit pour se confronter à la réalité matérielle du contexte capitaliste allié à l’expression sophistiqué du modernisme tardif.
En retraçant la filiation de la modernologie, on la retrouve aujourd’hui chez Momoyo Kaijima et Yoshiharu Tsukamoto de l’atelier Bow-Wow et leur concept de « Behaviology ». Pour lui le comportement – behavior – n’est pas seulement celui d’un individu, mais aussi celui de l’espace bâti et du contexte urbain qui les environne. Tsukamoto essaie, toujours dans la ville, d’expliquer l’interactivité et les échanges entre les individus, les espaces construits – architecture et ville – et les espaces naturels. Il cherche ainsi à échapper à la subjectivité humaine et à l’anthropocentrisme de la technocratie. Son approche relationnel et écologique peut être une piste pour mieux comprendre nos modestes cabanes.
Revenons alors à ces paysages photographiés et à l’impression qu’ils nous donnent. Parmi les gestes et les relations qu’elles suggèrent, nous trouvons en premier l’attente. Ces cabanes attendent que quelqu’un vienne. Elles ne sont pas de ces architectures décrites par
Vitruve comme des corps autonomes, des objets et aux proportions et à la géométrie parfaite. Il existe bien une analogie avec notre corps, mais privée de toute idéalisation.
La photographie maintient une certaine distance avec l’objet photographié et cette distance laisser pressentir l’arrivée de quelqu’un ou quelque chose. On retrouve ici l’attente propre à la pratique de la photographie.
Si nous ressentons une intimité avec ces cabanes, c’est justement qu’elles nous attendent. Il est vrai que nous les construisons par nécessité et pour le labeur. Mais en retour, elles ont besoin de nous pour être complètes. C’est là que nous rencontrons une forme contemporaine et renouvelée de l’anthropomorphisme. Cette réciprocité entre l’homme et l’être bâti nous suggère une approche comportementale de l’environnement. Le paysage désert où figure une cabane est une scène attendant que le rideau se lève, la pièce est toujours dans l’attente d’être jouée.
L’écrivain italien, Curzio Malaparte a appelé sa villa « Casa com me », littéralement la maison comme moi. Cette maison servira de décor au film de Jean-Luc Godard, Le Mépris où elle est un élément important du film, comme si elle attendait ce rôle, au-delà de sa fonction première d’habitation, comme ces cabanes, dont on pourrait dire qu’elles attendaient d’être photographiées. Elles sont des cabanes comme nous, à la fois sociables et solitaires, attendant l’arrivé de quelqu’un.
