LES HOMMES ET LE MONDE
Philippe Peyre
Nul passéisme dans les images de Nicolas Giraud et Bertrand Stofleth. C’est bien la Vallée telle qu’elle est aujourd’hui qu’ils explorent et donnent à ressentir, avec aux deux extrémités symboliques les villes d’où ils viennent, Saint-Étienne et Lyon. Ils la font vivre avec la profondeur de leur regard, mais aussi avec celle qui leur est venue avec le temps long du travail – plusieurs années, il faut le souligner –, sans jamais abdiquer la distance qu’ils revendiquent. Leur enquête s’est construite par les échanges nombreux que leur procédé a recherché avec opiniâtreté avec des « spécialistes », dont je suis, mais aussi avec les gens qu’ils ont rencontrés au gré de leurs déambulations. Entre eux également au quotidien, et notamment sur le terrain, ce qui n’est pas fréquent dans leur art.
Mais il est construit surtout finalement d’abord avec le paysage, ou plutôt les paysages. Celui donné par la géographie en premier lieu. Le Pilat d’un côté, les Monts du Lyonnais de l’autre, symbolisent la Nature, et sont toujours présents ici où que l’on soit. À leur pied la Vallée, comme un étroit corridor débouchant comme par effraction à l’Ouest à Givors pour rejoindre le Rhône. Un corridor où s’entassent de manière incertaine, presque illisible à l’homme d’aujourd’hui, espaces industriels d’hier, zone d’activités d’aujourd’hui, chemin de fer et autoroute, villes et bourgs, la plupart souvent nés de l’industrie. Cela explique peut-être qu’ils concentrent finalement davantage leur regard sur les « suburbs », les franges et les interstices, comme un moyen de saisir la manière dont les choses d’ici se lient entre elles.
Comme pour le paysage, multiple, on devrait en fait parler des Vallées, fondues en une seule. L’autoroute ne le dit pas, et celui qui est de passage ne le ressent pas nécessairement, la Vallée est un couloir qui unit Rhône et Loire, comme un fleuve oublié de l’espace français. Saint-Étienne est juste sur la ligne de partage des eaux. En venant de l’Ouest, l’on y quitte la vallée du Gier pour celle du Furan, et si l’on franchit le petit col de la Croix de l’Orme à l’extrémité sud de la Grand’rue, l’on gagne alors la Loire par la vallée de l’Ondaine et Firminy. La Cité radieuse du Corbusier y domine et le territoire industriel, et les Gorges de la Loire. Les Étoiles de Renaudie forment leur pendant aux portes du Rhône à Givors.
Ce qui tient le travail de Nicolas et Bernard est cependant bien d’abord le paysage des hommes, ou plutôt les traces de la vie des hommes qui l’habitent, au plein sens du terme, ou l’ont habité, c’est à dire de ceux qui ont façonné le territoire, au gré des circonstances de plusieurs siècles d’intense activité, et de ceux qui y vivent. Saint-Étienne, la minière et l’ouvrière, avec les Verts en emblème, en opposition – ou en complémentarité – avec Lyon la Soyeuse, n’a pas usurpé son image. La mine, la métallurgie lourde ou fine, la construction mécanique, la verrerie, mais aussi le ruban ou les tresses et lacets, la teinture… : les vallées stéphanoises ont été au coeur de la Révolution industrielle, et l’image du Pays Noir, avec la complexité de ce qu’elle signifie, leur collent à la peau, toujours aujourd’hui et sans doute encore pour longtemps.
La vie ne s’y est pas éteinte avec les remuements des crises successives, et c’est à vrai dire le vrai sujet de ce travail. Souvent venus d’ailleurs, c’est à dire de leurs campagnes, proches ou lointaines, les hommes sont venus ici pour trouver le travail qui les fuyaient chez eux, et qui semble les fuir aujourd’hui. Leur fierté est leur savoir-faire, acquis avec rudesse dans l’usine ou l’atelier plus qu’à l’école pour les plus anciens, et la manière dont contre vents et marées ils ont reconstruit, loin de chez eux, de nouveaux chez-soi, sans jamais réellement rompre avec leur terre d’origine.
C’est aussi leur capacité à savoir faire face contre vents et marées. Les difficultés d’aujourd’hui ne sont pas les premières. Le territoire depuis deux siècles n’a en fait jamais connu d’âge d’or, et est passé de crises en crises, dès les années 1860 notamment dans les mines et la métallurgie, mais aussi dans les années 1880, puis dans les années 30 et les années 50, avant d’affronter depuis maintenant plus d’une génération la formidable mutation que connaît aujourd’hui le monde. Les hommes se sont en permanence accrochés ici, sans toujours savoir si l’avenir serait meilleur, mais toujours en pensant qu’il pourrait l’être.
Dès l’origine, Bertrand et Nicolas ont intitulé leur projet la Vallée. Bertrand avait suivi le Rhône de sa source à son embouchure, et donné à lire les successions de ses paysages. Nicolas avait lui dans un passé proche arpenté les deux côtes des États-Unis, aussi différentes l’une de l’autre qu’elles sont éloignées. Peut-être ont-ils trouvé ici l’unité de lieu qu’ils cherchaient sans nécessairement en avoir conscience.
Lors de notre première rencontre, je n’ai pas osé leur dire que j’avais tout de suite pensé au film de John Ford Qu’elle était verte, ma vallée (1941). Pour avoir arpenté les Trois vallées – c’est comme cela que je les appelle, comme si quelque part pour moi aussi elles ne faisaient qu’une –, et n’être pas d’ici, j’avais été frappé à mon arrivée par l’extraordinaire retournement des terres né de l’industrialisation, la multiplicité des cicatrices qui couturaient les vallées, le mélange intime et la proximité permanente entre le Vert et le Noir. Ou plutôt par ce qui restait du Noir dans ce territoire en permanente mutation. Mais aussi par la proximité celle entre Ville et Campagne – si tant est qu’il soit là aussi possible de définir ici comme ailleurs et l’une et l’autre –, jusque dans la vie quotidienne des populations habitants d’aujourd’hui. Et bien sûr frappé par les questions qui habitent habitaient ceux qui vivent ici, et au premier chef celle du travail, certes sous la forme concrète de l’emploi, mais beaucoup plus largement en tant que valeur.
Sans doute Bertrand et Nicolas avaient dès l’origine ressenti le caractère universel en même temps que singulier de ce bout de territoire en regard des questions qui agitent le monde d’aujourd’hui. La Vallée est le juste titre de ce travail. Les rivières qui sont les premières à en creuser les flancs sont ici peu visibles et comme absentes, au point que l’on rêve partout en ville de les reconquérir en les redécouvrant. L’eau est la force première du paysage comme de son industrialisation, elle fait symbole de la vie et du temps. Et c’est de cela qu’il s’agit dans ce travail. La collection sensible de petits riens qui le compose dessine en creux les incertitudes de notre monde, bien au-delà du territoire de ces Trois vallées, avec une évidente aménité pour ceux qui l’habitent, qui n’est finalement pas si fréquente.
Philippe Peyre est conservateur en chef du patrimoine et ancien directeur du Parc/Musée du puits Couriot. Il est auteur avec Florian Kleinefenn de 100 Sites en enjeux, L’héritage industriel de Saint-Étienne et de son territoire.

