Du marchandage au salariat
Claude Didry
La région lyonnaise et les vallées stéphanoises sont des lieux de développement d’un premier capitalisme, où les activités économiques se présentent d’abord sous la forme de productions réalisées au domicile des ouvriers pour répondre aux commandes de négociants. Ainsi, les canuts lyonnais tissent le fil que leur livrent des négociants, dans les maisons caractéristiques du quartier de la Croix Rousse. Dans leur atelier, autour du métier à tisser acquis au terme de lourds sacrifices et d’un endettement fréquent auprès des soyeux qui vendront le produit fini, les canuts travaillent aux côtés de leur femme, de leurs enfants et d’un ou deux compagnons qu’ils engagent avant que ceux-ci ne volent de leurs propres ailes. L’organisation corporative passe progressivement sous la tutelle de négociants qui sortent du métier, pour se consacrer complètement au commerce. Les grèves sont fréquentes pour obtenir une hausse du prix des étoffes à tisser. Face à un monde ouvrier très revendicatif, les négociants étendent leur champ d’action, en encourageant le tissage à domicile dans les campagnes voisines.
On retrouve cette configuration à Saint-Etienne dans le cas des rubaniers ou des passementiers qui tissent à domicile, des tissus longs (à la différence des canuts), et vendent leur production à des négociants. Là encore, le tissage se diffuse dans les campagnes, les villes et les villages avoisinants, comme à Saint-Didier en Velay, où l’on trouve un boulevard des Passementiers, comme on trouve une rue des Passementiers à Saint-Etienne et à Saint-Chamond.
Cette organisation du tissage s’accompagne d’une dynamique d’innovation institutionnelle très forte, avec en premier lieu la création du premier conseil de prud’hommes à Lyon, en 1806, après le passage de Napoléon sur la route du sacre impérial à Rome, en 1805. Le conseil de prud’hommes a pour objectif de régler les querelles fréquentes que suscite la qualité des étoffes, entre les tisseurs et les négociants, ou leurs contremaîtres, et qui conduisent à une négociation sur le prix final à verser au tisseur, à partir d’un prix de référence fixé par le tarif. Dans la mesure où le litige sur la qualité part souvent de l’accusation portée par le tisseur sur la qualité de la matière première, fournie par le négociants, la matière première – le fil – est soumise à une expertise préalable dans des locaux que l’on retrouve encore aujourd’hui à Saint-Etienne, la « condition des soies ».
L’histoire se déroule donc dans des lieux hauts en couleur, mais elle balise également des parcours revendicatifs. Lyon est connue pour les insurrections des canuts de 1831 et 1834, avec ce cortège descendant de la Croix rousse derrière un drapeau noir sur lequel était écrit : « vivre en travaillant, ou mourir en combattant. » La rubanerie stéphanoise est également marquée par d’importants conflits sociaux, mais en croisant deux antagonismes : entre les rubaniers et les négociants sur le prix des pièces d’une part, entre les rubaniers et leurs ouvriers d’autre part, notamment avec le rejet du marchandage, et la revendication de la semaine anglaise, c’est-à-dire d’une limitation de la durée du travail.
Pour comprendre cette histoire, il faut revenir sur la situation du monde ouvrier au lendemain de la Révolution qui a conduit à la consolidation d’une paysannerie de propriétaires, fixant pour longtemps une France majoritairement rurale. Elle a entraîné, dans le même temps, la suppression des corporations, c’est-à-dire d’un droit disciplinaire spécial à chaque métier, en posant les bases d’un droit commun à tous les Français, le code civil. Celui-ci qui organise les rapports de production autour du « louage d’ouvrage ». Défini par les articles 1779-1799, le louage d’ouvrage fixe la condition de celui qui s’engage à faire quelque chose pour autrui, en général un ouvrier pour un entrepreneur, en considérant que l’ouvrier rémunéré à la pièce est lui-même entrepreneur en ce qu’il fait (art. 1799). Pas de salariat alors, comme relation d’un salarié et d’un employeur, mais une sorte de sous-traitance en cascade, notamment dans le cadre d’une production dispersée dans les campagne et se déroulant dans des ateliers domestiques. C’est qu’il ne faut pas alors surestimer la mécanisation des activités productives, en parlant de « révolutions industrielles ».
Cela nous conduit au bord des rivières où sont souvent situées les activités productives, afin de bénéficier de l’énergie hydraulique ou dans le cas de la sidérurgie de la qualité de l’eau pour obtenir de l’acier. On trouve trace de ces installations dans les vallées, du Gier, de l’Ondaine et de la Semène. Cette aventure sidérurgique a donné à la région une de ses grandes figures historiques, Pierre-Frédéric Dorian, un ingénieur originaire du Doubs, très attaché à la pensée de Charles Fourier, le grand socialiste utopique des années 1830, qui rêvait à l’organisation de « phalanstères », de petites colonies fondées sur la division d’un travail rendu attrayant et sur la prise en charge tous les aspects de la vie ouvrière. Pierre-Frédéric Dorian fait ses études à l’école des mines de Saint-Etienne, il crée une première fabrique de faux dans la vallée de la Rochetaillée. Puis les affaires s’étendent dans le cadre de la société Dorian Holtzer Jackson, avec la construction de l’usine « La Gerbe » à Pont-Salomon au bord de la Semène, qui forge des faux. Des logements ouvriers, un lavoir, une école, une bibliothèque, une église pour respecter la foi catholique de ouvriers. Dorian devient un homme politique reconnu au niveau national, ministre des travaux publics du gouvernement issu du renversement de Napoléon 3, en septembre 1870, il meurt en 1873 en se partageant entre Unieux et Paris. Zola fréquente le salon parisien de sa fille, Alice, il prendra les usines Dorian d’Unieux comme modèle pour son roman Travail paru en 1901. Mais en 1902, l’usine de Pont-Salomon défraie la chronique judiciaire. En effet, la Cour de cassation déclare le directeur de l’usine, le sieur Binachon lointain successeur de Dorian, responsable de la présence d’un enfant mineur dans l’établissement en contravention à la loi du 27 décembre 1892 interdisant le travail de nuit des femmes et des enfants. Le directeur de l’usine, maire de la ville, s’était défendu en rejetant la responsabilité de cette infraction sur un de ses ouvriers parent de l’enfant, qu’il présente dans le procès comme un « tâcheron », ouvrier rémunéré à la pièce, libre d’engager qui il voulait pour l’aider.
L’épopée minière de la région vient compléter le tableau, avec une exploitation des mines marquée par le marchandage, c’est-à-dire la rémunération à la pièce, et l’existence d’un certain nombre d’expériences de « mines aux mineurs », comme celle de Rive-de-Gier dans les années 1880. Le grand moment est la venue de Jaurès à Saint-Etienne en 1900, pour arbitrer une grande grève des mineurs, laquelle coïncide alors avec une grève des rubaniers.
Au cours de ce périple dans l’espace-temps, un arrêt à Saint-Chamond s’impose, dans la France des années 1930 qui s’est habituée au droit du travail, aux assurances sociales, et qui retrouve l’organisation rationnelle du travail dans des usines d’armement relancées à plein régime pour faire face à l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933. Les forges de la Marine et Homécourt fabriquent des tourelles de canons de marine, activités très délicates avec une main-d’œuvre très qualifiée. La grève de novembre 1935 se déclare face aux brimades de la hiérarchie, elle innove en donnant lieu à l’occupation des locaux, dans un mouvement liant les catholiques de la CFTC et les communistes de la fédération unitaire des métaux. La lutte est arbitrée par le maire, Antoine Pinay, en aboutissant à une victoire des ouvriers, la première depuis longtemps qui annonce la grande vague du Front Populaire où les grèves imposent la semaine de 40 heures, les congés payés et les conventions collectives en mai-juin 1936.
Il reste aujourd’hui peu de choses de ces fleurons industriels qui ont orné la Loire, même si certains ont trouvé un second souffle. Thuasne a tiré le ruban vers la médecine et une haute technicité. A bien y regarder, on y trouvera aussi des entreprises qui continuent à travailler le métal, des armuriers qui produisent encore des fusils, même si l’armée française a déserté le FAMAS pour des armes made in Germany. Faut-il épouser ici aussi l’air du temps, faire de Deliveroo et de Uber le débouché naturel des jeunes habitants de villes que l’industrie et la mine ont fuies ? Faut-il y voir une nouvelle manière de vivre, prolongeant de manière inattendue et provocatrice les ambitions architecturales portées par Eugène Claudius-Petit à Firminy et tournant la ville vers cette utopie industrielle que portait déjà au siècle précédent Pierre-Frédéric Dorian ? Paradoxe de nouvelles technologies collant à un monde libéral, dans lequel Adolphe Thiers se découvrirait de nouveaux amis politiques tout acquis à la défense de ces microentrepreneurs. Ne déplorait-il pas en 1848 la tentative d’abolir ce marchandage que l’on retrouve aujourd’hui dans le maquis des entreprises gravitant autour d’Uber : « Voici, pour l’ouvrier de mérite, un moyen certain d’arriver au résultat proposé, de devenir entrepreneur sans capital, et sans l’inconvénient attaché à une entreprise collective : ce moyen est celui du travail à la tâche ou marchandage, que les nouveaux amis des ouvriers ont aboli. » Mais le retour du marchandage, sous la figure de ces travailleurs devenus simples « entrepreneurs d’eux-mêmes », laisse-t-il la place à des innovations collectives comme le TGV, les voitures électriques, des projets de société que révèlent à Firminy les réalisations architecturales du Corbusier, par lequel il annonçait une nouvelle manière d’habiter et de vivre.
1. Travail est le second roman du dernier cycle romanesque conçu par Zola entre 1898 et sa mort en 1902. Intitulé Les Quatre Évangiles ce cycle est inachevé puisque seuls les trois premiers romans de la série, Fécondité, Travail et Vérité ont été publiés. Justice, le dernier projet du romancier, n’a été qu’ébauché.
2. On parle également à l’époque de « marchandeur », dirigeant une brigade ouvrière – un marchandage –, dont la rémunération collective revient au marchandeur qui, à son tour, assure la rémunération de ceux qu’il a engagés.
3. FAMAS est l’acronyme pour Fusil d’Assaut de la Manufacture d’Armes de Saint-Etienne, utilisé jusqu’en 2017 par l’armée française.
