L’aqueduc du Gier
Aldo Borlenghi
C’est au pied du Mont Pilat, à une dizaine de kilomètres de Saint-Etienne, que l’aqueduc capte les eaux de la rivière du Gier, affluent de la rive droite du Rhône, pour alimenter, avec un débit potentiel de 15 000 m3 par jour et après un parcours de 86 km, la colonie de Lyon, l’ancien Lugdunum, fondée en 43 av. J.-C. par Munatius Plancus et installée sur la colline de Fourvière.
A Lyon, la pénurie de ressources hydrauliques propres – assurées seulement par des sources placées à mi-pente ou en bas de la colline – a obligé très tôt les Romains à trouver des solutions pour alimenter le sommet et le haut des pentes, où se concentrait l’habitat. En raison de la différence d’altitude, ainsi que pour limiter les risques de pollution, il était impossible d’utiliser l’eau de la Saône qui coulait en bas de la colline, ou du Rhône, situé encore plus loin. Le développement de l’urbanisme ne pouvait pas non plus se satisfaire d’un recours aux nombreux puits ou citernes d’eau pluviale, bien attestés archéologiquement sur le site mais incapables d’assurer sur une grande échelle l’approvisionnement des fontaines ou des bâtiments publics comme les thermes, qui consommaient une grande quantité d’eau. Les seules ressources aptes à fournir de l’eau pure et abondante se trouvaient dans les massifs montagneux entourant la colonie : le Mont d’Or au Nord, les Monts du Lyonnais à l’Ouest et le Pilat au Sud.
Dès l’époque augustéenne, quatre grands aqueducs alimentaient la ville romaine. L’espace géographique à l’intérieur duquel se déployait la totalité ou une grande partie du parcours des quatre aqueducs coïncide avec la partie occidentale du territoire de la colonie romaine de Lyon qui appartenait, avant la conquête de la Gaule par Jules César, au peuple gaulois des Ségusiaves. Même si les limites de la colonie sont encore objet de discussion de la part des chercheurs, on peut reconstruire un territoire de forme grosso modo rectangulaire, délimité à l’Ouest par les Mont du Lyonnais, au Nord par les contreforts du Beaujolais, au Sud par les vallées de l’Ozon et du Gier et à l’Est par les abords de l’Île Crémieu. Dans l’espace de la colonie englobant les aqueducs sont disséminées plusieurs villas et exploitations agricoles dédiées à la polyculture, comme la villa romaine de Goffieux à Saint-Laurent d’Agny. A l’Ouest se trouvait le territoire de la cité des Ségusiaves qui correspond à l’actuelle région du Forez et avait comme capitale Forum Segusiavorum, l’actuelle ville de Feurs. Une route passant par le col de Saint-Bonnet et rentrant dans la Loire à Saint-Martin-Lestra reliait Lyon à cette ville.
Dans l’arrière-pays de la colonie, les vestiges monumentaux de l’aqueduc du Gier constituent, grâce à leur état de conservation, un témoignage exceptionnel de la science hydraulique de l’Antiquité. Même si les exigences de l’urbanisation et l’exploitation des piles et des arches comme carrières de matériaux de construction depuis des siècles en ont détruit des nombreuses parties, l’aqueduc reste un élément permanent de l’environnement actuel. Il marque non seulement les campagnes, les vallées et les milieux boisés mais aussi le paysage urbain, où ses ruines sont longées par des routes, entourées d’immeubles ou d’usines, incorporées dans des parcs ou englobées dans des maisons et des propriétés privées.
L’aqueduc et ses vestiges ont attiré l’attention des chercheurs depuis la Renaissance jusqu’à nos jours. Parmi ses études scientifiques, les 126 dessins de G.-M. Delorme, datant de 1760 etretrouvés en 2003 après leur disparition pendant la Révolution nous montrent dans le détail l’état de trente-sept ouvrages de l’aqueduc au XVIIIe siècle. Les relevés de l’architectes’inséraient dans un projet de remise en service de l’ancien aqueduc romain pour trouver une solution au problème de l’eau à Lyon. On ignore encore les raisons de l’abandon de l’aqueduc, mais on sait néanmoins que celui-ci avait déjà cessé de fonctionner au IVe siècle.
La technique de construction de l’aqueduc, l’opus reticulatum, typique de l’Italie centrale, constitue un témoignage unique, rarement attesté en Gaule romaine. Les arches, les piles et les murs présentent un parement, composé de moellons de pierre locale, qui, taillés en forme de petites pyramides et disposés à 45° par rapport à l’horizontale, dessinent une maille de filet : ces éléments s’enfoncent dans le blocage, le noyau de la construction constitué d’un mélange de pierres et de mortier. Parallèlement, des doubles arases de briques de 60 cm de côté ou de dalles de pierre coupent régulièrement les piles des ponts : les arcs de tête des arches sont composés aussi de dalles de pierre, alternant parfois avec des briques.
La réalisation de l’aqueduc représente le dernier acte d’une série d’opérations préliminaires, qui comportent l’élaboration d’un projet tenant compte de la recherche d’une source, de l’examen des contraintes naturelles et de l’exploitation de matériaux sur place. Si l’objectif est de concevoir le tracé le plus direct et le plus court possible du site de captage au bassin de distribution urbaine, la longueur du canal dépend cependant de la topographie du terrain à traverser et de la différence d’altitude entre ces deux points. L’eau coulant par gravité, le canal doit avoir une pente à peu près constante, ni trop forte pour éviter des dégâts au conduit ni trop faible pour ne pas freiner l’eau dans son écoulement : une pente moyenne de 1,1 m par km est attestée dans l’aqueduc du Gier.
La topographie du tracé a obligé les ingénieurs et les architectes romains à avoir recours aux connaissances les plus pointues de leur technologie. On note par exemple la construction de quatre siphons inversés, qui traversent des vallées trop larges et profondes pour être contournées ou franchies sur des ponts : grâce au principe des vases communicants, l’eau passe d’un état d’écoulement libre à un état d’écoulement forcé sous pression. Le canal arrive dans un réservoir de chasse d’où l’eau ressort sous pression par une dizaine de tuyaux de plomb, qui descendent le long du relief du vallon pour passer sur un pont et remonter ensuite du côté opposé, avec une légère perte d’altitude, jusqu’à un réservoir de fuite : d’ici l’eau reprend de nouveau son écoulement libre dans le canal.
Même si l’aqueduc présente au moins une quarantaine de ponts, cinq substructions aériennes pleines et huit files d’arches, 90% de son tracé est souterrain. Son inspection est assurée par des regards qui, placés régulièrement sur la voûte du canal, à une distance moyenne de 77 m, en permettent l’entretien, le nettoyage et les réparations. Le canal, dont l’intérieur est large de 0,60 m environ et haut de 1,50-1,60 m, est constitué d’un blocage de pierres et mortier.
Le tracé de l’aqueduc commence près d’Izieux, à une altitude d’un peu plus de 400 m : après avoir dérivé les eaux du Gier grâce à un barrage, le canal contourne la ville de Saint-Chamond, en franchissant sur des ponts plusieurs vallées.
Après un tracé sinueux à cause des vallons qui coupent le plateau, l’aqueduc rencontre la vallée de la Durèze, qui, profonde de près de 100 m et large de 700 m, constitue un obstacle difficile à franchir : cas unique dans son genre, un siphon, dont sont encore visibles le réservoir en amont et quelques piles du pont, traverse en ligne droite la vallée tandis que, parallèlement, un canal enterré la contourne, allongeant le tracé de plus de 11 km. C’est le long de cette boucle qu’on retrouve, en contrebas du village de Chagnon, la « Cave du Curé », nom local d’un tunnel de 70 m et haut de 2 m. Sur la même boucle a été retrouvé en 1889 une borne qui, avec celle mise au jour récemment sur la commune de Saint-Joseph, atteste l’existence de la délimitation d’un espace de respect tout le long du tracé du canal : une inscription indique que par l’autorité de l’empereur Hadrien « personne n’a le droit de labourer, de semer ou de planter dans cet espace de terrain qui est destiné à la protection de l’aqueduc ».
Près du village de Génilac le canal reprend son tracé tortueux traversant d’autres affluents du Gier. Puis en quittant la vallée du Bozançon, en bordure du Plateau Lyonnais, le canal montre un tracé plus régulier grâce à un terrain moins accidenté : la présence de rivières et de gros ruisseaux a demandé la construction de ponts, parfois de neuf arches. Sous le village de Mornant, le tunnel réduit le parcours de presque 3 km. Après le pont-canal du Merdanson à Saint-Laurent-d’Agny, le dernier du tracé, l’aqueduc se dirige vers Lyon avec un parcours le plus rectiligne possible à l’aide d’ouvrages imposants, certains très bien conservés, permettant de maintenir une dénivellation constante. A Soucieu-en-Jarrest le mur de Grandchamp, conservé sur 160 m, et une longue file d’arches soutiennent le canal jusqu’à « La Gerle », où se trouve le réservoir du siphon, qui franchit la vallée du Garon, large de 1200 m et profonde de 115 m : un pont-siphon monumental de 23 arches, dont il subsiste, aux extrémités, les piles et les arches, est construit au bas de la vallée pour aider la remontée des conduites forcées jusqu’à un autre réservoir.
Sur le plateau de Chaponost, l’aqueduc, alternant un parcours souterrain et aérien, montre ses vestiges les plus spectaculaires, d’abord les arches et les murs de « La Colombe », mais surtout la longue file d’arches de « Plat de l’Air » : celles-ci, sur plus de 600 m, rappellent le paysage typique de la campagne autour de Rome, avec ses longues files d’arches des aqueducs alimentant la capitale de l’Empire. L’aspect monumental du lieu est augmenté par la présence du réservoir et des arches du rampant du siphon franchissant la vallée de l’Yzéron, large de 3 km et profonde de 140 m. Les vestiges imposants du pont-siphon de Beaunant, long de près de 300 m et classé monument historique en 1875, représentent pour leur état de conservation un témoignage précieux : comme dans le pont-siphon du Garon, les piles, hautes de 18 m à l’origine, sont pleines et massives ou percées d’une ouverture transversale.
Une fois la vallée franchie, l’aqueduc, suivant la ligne de crête de Sainte-Foy, arrive, avec un tracé alternativement souterrain et aérien, au fort Saint-Irénée, où sont conservées les dernières piles et arches reliées au réservoir du quatrième siphon. Celui-ci, plus court que les autres (575 m), permet aux conduites forcées de franchir l’ensellement de Trion, dernier obstacle pour gagner la colline de Fourvière, et de rejoindre, à 300 m d’altitude, le réservoir, détruit en 1846, qui était placé au sommet de la montée du Cardinal-Gerlier. Les piles de la rue Roger Radisson constituent les derniers vestiges de l’aqueduc, dont on ne connaît pas le point d’aboutissement, c’est-à-dire le château d’eau répartiteur qui, grâce à son altitude, pouvait enfin alimenter la colonie romaine dans son intégralité.
