La religion industrielle d’Occident
Pierre Musso
L’industrie est généralement abordée de façon positiviste, comme un fait, un phénomène, objet de l’histoire, de la sociologie, de l’économie, de l’ingénierie ou des politiques dites « industrielles ». L’industrie est de l’ordre de l’évidence, elle se voit dans les usines auxquelles elle est souvent réduite. Elle est présentée, fut-ce sur le mode de la rupture, comme le fruit du « progrès » scientifique et technique, l’accomplissement logique de l’Homo faberou du mythe prométhéen. Or l’industrie a été pensée, fabriquée, voire usinée, en Europe, en Occident, et ce, dès le Moyen Âge. Elle ne va pas de soi, de nombreuses civilisations s’en sont passées, à commencer par l’Antiquité grecque qui privilégiait la contemplation sur l’action. Il s’agit d’un choix, résultat d’une série de bifurcations caractéristiques de l’Occident chrétien et de sa vision du monde. Nous soutenons après Pierre Legendre, que l’industrie a pris la place d’une religion, ou mieux, qu’elle est la structure fiduciaire qui fait tenir l’édifice occidental. Elle est la « religion industrielle » de la modernité, lentement formée depuis le xiie siècle. Cette religion industrielle, « religion séculière » est l’architecture dogmatique de l’Occident. Après une longue gestation souterraine, elle s’est manifestée de façon foudroyante à l’occasion du processus dit « d’industrialisation » intervenu depuis deux siècles et prolongé dans la « révolution managériale ». Nous avons proposé le néologisme « industriation » pour définir un processus intellectuel et matériel, fictionnel et fonctionnel, de longue durée et le différencier de « l’industrialisation » qui renvoie au phénomène historique. La religion industrielle formulée explicitement au début du xixe siècle, en écho au phénomène d’industrialisation, est stricto sensu la forme que prend alors l’industriation.
Aucune société ne peut se passer de croyance, de divinités et de leur mise en scène théâtrale et normative. C’est pourquoi elle bâtit une architecture dogmatique – de dogma en grec, ce qui paraît, à la fois récit et pouvoir – ou ce qu’on pourrait désigner, après Paul Valery comme une« structure fiduciaire ». L’hypothèse d’une religion industrielle plaide pour une « désécularisation », c’est-à-dire pour la construction d’une croyance dans l’industrie sacralisée, et non en faveur de la disparition de la religion, au nom d’un monde supposémentlaïcisé et « désenchanté ». En fait, il s’est opéré un déplacement du sacré, un transfert de sacralité, qui s’est porté sur la techno-science « appliquée » au travail et à la production « efficace » de biens et d’objets utilitaires.
La religion industrielle s’est formée dans le sein chrétien de l’Occident, comme la combinaison d’une foi dans son plus grand mystère, celui de l’Incarnation, et d’une rationalité de l’efficacité fonctionnelle et pratique. L’Incarnation est l’objet du sacré et la rationalité, l’objet de la mesure. Ce montage a été inauguré par la révolution grégorienne des xie-xiiesiècles, première révolution d’Occident selon l’historien Harold Berman. Les échafaudages de la structure fiduciaire d’ensemble sont alors mis en place. À l’intérieur de cette solide structure fondatrice du récit industrialiste, interviendront plusieurs métamorphoses, chacune provoquant des refontes de la vision du monde. Ces bifurcations s’opèrent sur huit siècles, pour simplifier disons de 1050 à 1850. Une telle boucle de huit siècles semble pertinente, car elle va d’un scénario fondateur de séparation des pouvoirs spirituel et temporel, du Pape et de l’Empereur, à la tentative de réunification positiviste au profit d’une religion industrielle unifiée. Cette dernière est formulée par « l’Église » saint-simonienne dans son Nouveau christianisme, titre du dernier ouvrage d’Henri Saint-Simon en 1825. D’un macro-événement, véritable tremblement de terre qui sépara les pouvoirs à un micro-événement qui les réunifia dans les salons parisiens, la religion industrielle s’est construite et formulée dans les coulisses du grand théâtre politico-religieux, objet des discours sur la « sécularisation » du monde occidental. L’édifice fiduciaire de l’Occident tient, et ne tient que, par sa religion laïque de nature scientifico-industrielle et économique. Cette religion séculière a été patiemment bâtie dans l’arrière-boutique de la scène politique combattant pour sa propre autonomie par rapport au religieux. Dans le silence des monastères, dans la pénombre des manufactures et derrière les fumées des usines, cette religion se développait jusqu’à advenir aujourd’hui en pleine lumière à l’heure du triomphe de l’Entreprise et du management universel.
Cette religion industrialiste élaborée dans des lieux de travail et de production affirme une Foi et une techno-rationalité qui se ficellent en diverses métamorphoses sédimentées dans un même cadre architectural, mais résultant de quelques grandes bifurcations opérées depuis le Moyen Âge. Dans la religion industrialiste, la rationalité technicienne, puissante et efficace, est soutenue par une croyance fondatrice, à savoir l’Incarnation, mystère nodal du christianisme devenu un mythe. L’industrie « incarne » des idées dans des projets et des objets, elle projette dans le monde, le génie intérieur de l’ingenium.
Au cours de sa longue généalogie, la foi industrialiste a circulé sous trois grandes formes de l’Incarnation en Occident, soit trois grands « Corps » – Christ/Nature/Humanité. Dans le même temps la normativité-rationalité s’est enrichie de la technique à la science et à l’économie. L’institution qui les réunit, qui sert de colle, naît dans le monastère-atelier, se développe dans la manufacture et triomphe dans l’usine-entreprise. Telles sont les balises des trois bifurcations constitutives de la généalogie de la religion industrielle : trois grandes formes du mystère sacré de l’Incarnation, trois modes de rationalité/normativité et trois institutions médiatrices, collant les deux morceaux, le mystère et la raison. Dans sa contemporanéité, la religion industrielle sédimentant ces diverses strates accumulées, invite à croire dans la « techno-science-économie » et à agir en tous domaines conformément aux normes fonctionnelles et utilitaires du « pragmatisme efficace ».
La religion industrielle est une religion à hauteur d’homme, où le créateur tout-puissant est l’homme lui-même, s’auto-accomplissant, et non plus un Dieu supra-céleste. Cette « vision faustienne » d’une religion terrestre et rationnelle, horizontale en quelque sorte, est orientée par le Progrès et guidée par la promesse du bien-être futur. Ce sont les philosophes de l’industrie et des sciences au xixe siècle, Saint-Simon et Auguste Comte notamment, qui la qualifient de « religion terrestre ». L’industrie trouve son culte dans la transformation de la nature par l’action humaine, maniant la raison calculatrice, la science et les techniques.
La religion industrielle, dérivée de la matrice chrétienne et du droit romain, a réussi l’assemblage, le nouage même, sur une longue période, d’un mythe fondateur et d’une rationalité techno-scientifique. L’industrie est d’abord une cosmologie, un cadre fiduciaire construit à l’intérieur du christianisme occidental. Elle est mythe, rite et institution ; à ce titre, elle a des intercesseurs (industriels, entrepreneurs), un dogme et un culte, une esthétique et un corpus de textes qui dictent des normes de conduite.
La généalogie de cette religion industrielle relève d’une approche philosophique de l’industrie plus qu’historique sur laquelle existe une multitude de travaux ; a fortiori elle n’est pas technico-économique. Malgré son « apparence » calculatrice et rationnelle, l’industrie relève d’abord d’une foi et d’un culte issu du monothéisme. Pour saisir « la structure fondée sur la croyance », il faut « sentir toute l’importance réelle de l’imaginaire ». Prendre l’imaginaire au sérieux et même comme une matière première de l’analyse, ouvre des pistes heuristiques nouvelles. L’industrie produit des représentations, des textes, des images, des lieux, des visions, des fictions, des concepts même, et pas seulement des objets, des produits ou des logiciels. Voilà pourquoi elle devrait être un objet majeur pour la philosophie.
La construction de l’imaginaire industriel et sa réalisation nécessitent d’en faire la généalogie pour saisir cette « lignée » qui a traversé huit siècles en Occident. Cette religion constitutive de la vision du monde occidentale est en gestation dans le monachisme, elle est développée avec la modernité scientifique et s’accomplit dans l’impétueux processus d’industrialisation depuis 1800. Elle s’est d’abord institutionnalisée dans le monastère, puis dans la manufacture, et enfin dans l’usine/entreprise. L’institution est ce qui fait tenir solidement une structure sociale, lui donne un rythme et la met en scène.
Cette architecture fiduciaire est d’autant plus puissante qu’elle est demeurée stable tout en transformant ses composants, et qu’elle semble désormais s’imposer de façon universelle. En effet, l’industrie est un phénomène global de transformation qui, parti d’institutions particulières, s’étend à toute la société, accélérant l’urbanisation, s’emparant de la nation puis de la planète. Née dans la sphère du travail et dans les ateliers des monastères, elle s’élargit à la manufacture, à la ville, à l’usine, puis à l’entreprise et à toute la société. Elle devient même aujourd’hui une « hyper-industrialisation » sous l’emprise de l’informatisation généralisée et accélérée.
1. Pierre Legendre, Leçons II. L’Empire de la Vérité. Introduction aux espaces industriels. Paris. Fayard. 1983, p. 18.
2. Voir Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise. Fayard, Paris, 2017.
3. Harold J. Berman, Droit et révolution I, Traduction française de Law and Revolution par Raoul Audouin. Aix-en-Provencce. Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence, 2002 ; Droit et révolution II. Paris. Fayard, coll. « Les quarante piliers ». 2011.
4. Paul Valéry, Œuvres, 2 vol, édition établie et annotée par Jean Hytier. Paris. Gallimard/NRF, coll. « La Pléiade ». 1957 (vol.1) et 1960 (vol. II)., volume I, p. 1034.
5. Pierre Veltz, La société hyperindustrielle. Le Seuil, Paris, 2017

